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Les fermes de mon enfance

Les fermes de mon enfance

Le jour de mes sept ans, nous avons emménagé dans une méchante fermette de location, dans le Maine-et-Loire : la Tafardière, à Brissac-Quincé. En fait, la bâtisse comprenait d’immenses dépendances, granges, hangars divers, où chèvres, brebis, volailles et lapins cohabitaient avec de gros rats que chassaient nos sept chats et un épagneul hargneux. Ce cabot lunatique, je l’avais baptisé du premier mot anglais que je connaissais, de la chanson « Black is black » du groupe Los Bravos, évidemment revisitée par celui qui reprenait tous les tubes de l’époque : Johny Hallyday.  « Noir c’est noir » et il était noir l’animal grognon, il s’appela Black.

La partie habitable ne comprenait que deux pièces, et je devais dormir dans la chambre de mes parents — quelquefois intrigué par des ébats à la sauvette. Un puits remplaçait l’eau courante. Les murs en tuffeau de cette bicoque s’effritaient, ma mère disait que c’était le salpêtre. La paille voletait dans la soupière et dans nos assiettes : le plafond qui nous séparait du grenier était constitué de planches disjointes.

Je me revois à poil comme Adam, debout sur une chaise, une cuvette jaune citron sur la table en formica rouge de la cuisine, avec ma mère qui me lavait de la tête aux pieds avec un gant de toilette. Pour parachever la besogne, elle me frottait vigoureusement avec de l’eau de Cologne bon marché en répétant : « Ça réveille et ça ravigote ! »

Bien avant de goûter à la douceur angevine célébrée dans les poèmes de Joachim du Bellay, j’habitais seul avec ma mère à Pierrefite-le-Haut, dans l’Yonne — mon père, alors,  faisait la guerre en Algérie.

Les fermes de mon enfance
Les fermes de mon enfance
Les fermes de mon enfance

Quand je raconte à des jeunes, aujourd’hui, que nous avions en tout et pour tout deux pièces, sans aucun point d’eau, sans toilettes, avec pour unique chauffage une cuisinière à bois, des fils électriques courant à même les murs, je sens leurs regards interrogateurs. Beaucoup ne me croient pas :

« Tu exagères un peu, non ? » Et pourtant… Je tais le givre sur la fenêtre de la chambre en hiver, givre magique qui fondait sous mon haleine, givre féerique où je devinais des personnages comme j’en voyais dans les nuages. Je le découvris en apprenant le poème de Maurice Carême : « Mon Dieu, comme ils sont beaux les tremblants animaux que le givre a fait naître la nuit sur ma fenêtre ».

Ma mère ne travaillait plus à l’extérieur ; elle « s’occupait » comme toutes les femmes de l’époque à la campagne. Elle concoctait elle-même ses conserves de fruits et de légumes à partir du potager. Elle faisait des fromages de chèvre, nourrissait quatre cents lapins que nous allions vendre les lundis matins au marché de Candé. En complément du petit salaire paternel, cela suffisait à notre subsistance. Nous mangions nos légumes et les animaux que nous élevions. Nous n’étions pas des « consommateurs », hormis pour les produits de base, sel, sucre, huile, et le vin, avec lequel nous fabriquions du vinaigre maison. Je la revois, mon infatigable mère, en tablier bleu clair, distribuant à la volée des poignées de blé doré aux poules batailleuses.

Les fermes de mon enfance
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En 1968, nouveau déménagement : à la Janvrie, sur la commune de Saint-Lambert de la Potherie, toujours dans les environs d’Angers. Quatre-vingts mètres jusqu’au au puits. Mes parents remontaient d’innombrables seaux d’eau pour la basse-cour, les lessives à la main et l’entretien ménager. Un jour, ma mère rentra précipitamment du jardin : un serpent rampait entre les sillons de pommes de terre ! Dans sa fuite, elle avait ramassé une pierre et visé le reptile. Mon père, en rentrant du travail, découvrit médusé une gracile couleuvre tuée sur le coup. Il faut croire que la terreur avait guidé la main homicide.

L’eau courante n’arrivera que bien plus tard chez mes parents. Le croirez-vous, c’est en 1982, à Montreuil-sur-Maine, qu’ils découvriront la joie de l’eau qui jaillit dans la maison, des toilettes conformes et leur première douche — sous laquelle ils ne se risqueront jamais, trop accoutumés à se laver au gant de toilette. Mais je serai déjà parti sur les routes du monde depuis longtemps.

Les fermes de mon enfance
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En ces temps lointains et peu comparatifs nous nous accommodions du manque de confort. Le téléviseur trônait déjà chez nos voisins. L’imposante boîte à images qui brisa bien des liens de voisinage débarqua chez mes parents en 1972, à la Varie, une autre fermette assise sur la commune de la Meignanne, dans la même région. Toujours pas de toilettes, le pot de chambre vert pisseux faisait l’affaire. Cette longue fermette au toit d’ardoise regardait une mare verte et marron remplie de poissons-chats. Ainsi, le sacrosaint téléviseur fit-il irruption dans notre petite famille avant l’eau courante et les toilettes. Cela m’évoque ces nombreux endroits dans le monde où portables et TV déboulent dans des villages, bien sûr sans eau courante mais aussi sans électricité. De bruyants générateurs fabriquent alors l’énergie nécessaire pour qu’enfin les villageois voient en images et en son le reste du monde.

D’ailleurs, à y réfléchir, je m’aperçois que l’inconfort est un mode de vie que je n’ai cessé d’entretenir dans mes voyages. Du fin fond de la forêt amazonienne aux villages les plus reculés d’Afrique, il me semble que je n’ai pas arrêté d’en convoquer les joies rudimentaires, comme si je cherchais à prolonger cette partie de ma bienheureuse enfance où je voyais encore.

À la Tafardière, seule distraction, seule intrusion étrangère : un transistor. Les samedis soirs, mon père farfouillait dans le registre des ondes courtes et inondait la maison d’un programme accordéoneux, crachottant en provenance d’un pays lointain : Andorre. « Acî radio Andorra », annonçait un speaker. C’était exotique, l’unique exotisme qui nous visitait.

Les fermes de mon enfance

Dans tous ces lieux nous étions locataires, posséder n’appartenait même pas aux ambitions parentales. Nous étions heureux, oui, je crois pouvoir l’affirmer. Une ombre toutefois — est-ce que je la voyais ? Je n’avais pas de copains, ma mère ayant décrété que les petits voisins abuseraient inévitablement de ma malvoyance pour dérober mes jouets. La méfiance était de mise, hélas ! Mes compagnons de jeu d’alors avaient des poils, chèvres, moutons, chats et chien ; des plumes, pintades, canards et poules que je coursais à vélo ; des écailles même, je m’efforçais de pêcher les poissons-chats de la mare verte ; mais aussi des écorces, je grimpais aux arbres.

Il faudra attendre, comme je l’ai dit plus haut, 1982 pour devenir possédant et avoir accès à un confort de base. J’avais 26 ans — presque dix années que je roulais ma bosse. Je ne vécus pas le passage de mes parents vers le confort. À mon tour, je découvrais les Amériques, quelque peu différentes de celles de Christophe Colomb, je suppose !

 

Pour conclure mon propos, une brève anecdote montre combien j’étais parfois à côté de la plaque. Un jour je crus bon d’écrire à mes parents que je vivais chez un vieil anar lettré, dans une maison en bois isolée au milieu d’une forêt où des ours évoluaient paisiblement — c’était à quelques kilomètres du mythique Woodstock. Dans ma lettre américaine, j’expliquais que je venais pour la première fois de manger des brocolis, et, me croyant malin, je leur demandais s’ils connaissaient ce légume. Un mois plus tard, dans une poste restante mexicaine — à Merida, je crois —, m’attendait un aérogramme paternel lapidaire : « Espèce d’idiot, des brocolis il y en a plein le jardin et tu en a mangé souvent. Pas la peine d’aller aux Amériques pour nous raconter de telles conneries ! »

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À propos

Jean-Pierre Brouillaud

Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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Y
Allez, prends ton broc et au lit !<br /> Joli regard sur la sobriété JP !
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