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Archéologie du bonheur, amnésie et chaude-pisse

Archéologie du bonheur, amnésie et chaude-pisse
Archéologie du bonheur, amnésie et chaude-pisse

C’était un temps où il me paraissait impossible de vendanger le bonheur sous mes pieds. Cette promesse d’ivresse devait nécessairement venir du dehors, voire de loin, même de très loin. Le bonheur devait se cacher dans l’exotisme, mazette, où aurait-il bien pu être ailleurs ? Dans le quotidien répétitif ? Mais vous n’y songez pas!

Je n’avais pas encore décrypté, sur les traces d’Albert Camus, que le bonheur n'a pour ainsi dire qu'une seule utilité, celle de rendre le malheur possible. Tout le monde prétendait le chercher, il devait nécessairement exister. Et s’il existait, il était bien planqué ; il fallait donc entreprendre de larges recherches dans des contrées lointaines et dangereuses. J’étais en pleine chasse au trésor. Je traquais un chat noir qui n’existait pas, dans une nuit d’encre ! Rien de plus exaltant que de chercher ce qui n’existe pas.

C’était un temps de regard contracté, où je ne comprenais pas que les crises et obstacles qui croisaient ma route n’avaient pas pour vocation de me mettre en miettes mais de m’assouplir pour me rendre adaptable au réel. La vie a des angles pour briser l’aquarium des histoires dans lesquelles nous tentons d’épargner notre vulnérabilité.

Ce soi-disant bonheur, je suis allé le chercher jusqu’au Rwanda, mais pas que… Je parle du Rwanda d’avant le terrible génocide. Ne soyez pas envieux, rassurez-vous, je ne l’ai pas trouvé. De Kigali, j’ai rapporté des mémoires de plaisirs avec des femmes lianes, des femmes qui riaient en faisant l’amour, des femmes qui aimaient l’amour sans lendemain tellement elles aimaient le présent. Du pays des mille collines, j’ai rapporté une blennorragie, joli mot pour dire une chaude-pisse comme on disait alors. À Nairobi, un médecin indien m’a ouvert son officine et facturé des antibiotiques. J’ai alors retrouvé du plaisir à la miction. Merci, docteur !

Archéologie du bonheur, amnésie et chaude-pisse

Cinq ou six années plus tard, suite à une inquiétante chute d’énergie, je me retrouvai devant un praticien, français cette fois-ci, à Bourg saint-Maurice.

« Comme vous me dites que vous êtes allé en Afrique, on va faire le test du sida. Il vous faudra attendre une semaine avant d’obtenir le résultat. » Et la question qui tue :

« Êtes-vous prêt à entendre le résultat ?

— Si je n’ai pas le sida, oui.

— Si vous n’êtes pas prêt, alors ne faites pas le test, tout en sachant que le doute est souvent plus mortel que la réalité. »

AÎ aï aï ! La vie ce jour-là, sous la forme de ce toubib, me fourra le nez dans mes inconséquences et autres immaturités de l’époque. J’apprendrai, après une semaine d’angoisse, que je suis ralenti par une toxoplasmose. En me reposant, ce qui n’est pas dans ma nature, j’aurai le temps de revisiter mes souvenirs rwandais.

Un certain Pierre, jeune coopérant du lointain Aveyron, de Saint-Affrique, je crois, nous héberge. En face de sa maison, se dresse l’ambassade du Zaïre, pays de forêts, de lacs et de volcans, d’où nous revenons, amaigris, à pied et en auto-stop. Monsieur l’ambassadeur a de nombreuses filles dont certaines de notre âge. Nous organisons une soirée chez Pierre, à laquelle elles sont chaleureusement conviées. Musiques à gogo, la sacrosainte rumba coule à flots. Nous dansons, gesticulons, laissons la jeunesse parler à travers nos corps désirants.

Avec Pierre, nous avons prémédité une comédie qui sied à notre adolescence attardée, un faire-valoir très masculin qui intrigue les demoiselles de l’ambassade. Nous dansons, gonflés d’arrogance, suggérant des preuves de notre virilité de « petits blancs », comme nous appellent nos voisines bien éduquées et coquines à l’envie, et nous souhaitons que cela se sache, se remarque. À minuit, Pierre pousse un cri convenu et nous plongeons sans vergogne nos mains dans nos pantalons. Nous exhibons alors chacun une petite bouteille de coca-cola. Cris, rires, déceptions entremêlés ravagent l’auditoire féminin. Ces jeunes femmes ont affûté la pointe de nos désirs, et quand elles nous apprennent qu’elles doivent rentrer chez monsieur l’ambassadeur, nous allons en boîte de nuit.

les nuits de Kigali

les nuits de Kigali

J’y bois à perdre la raison, j’égare ma canne blanche, mes compagnons, Pierre et Jim, et j’apprends, le lendemain à la poste en allant chercher mon courrier, que pour la première fois de ma vie je me suis produit sur scène. Un groupe ce soir-là mettait le feu à la salle en jouant à l’africaine la chanson « Aline » de Christophe et « Le pénitencier » de Johny Hallyday, quand paraît-il je me suis imposé au micro — je me demande bien comment. On me rapporte que je gesticulais comme un diable poursuivi par dieu en personne, et que je chantais, braillais plus exactement, criant « Aline, Aline », pour qu’elle revienne.

Est-elle revenue, je ne sais pas. Je ne me souviens que d’une chose : je me suis réveillé, et dans mon lit il y avait quelqu’un d’autre. Stupeur. Ce n’était pas moi, ouf, me voilà vaguement rassuré ; c’était une femme. S’appelait-elle Aline ? Mufle que j’étais, je ne lui ai même pas demandé son prénom, ou alors je ne m’en souviens pas ! En fait, à côté de moi, partageant mon lit, il y avait de la peau et du rire. Quand je l’ai découverte, l’intruse, elle a pouffé de rire. Il faut dire que je devais avoir l’air du mec qui venait de découvrir l’Amérique sans l’avoir cherchée ! On a fait l’amour sous la douche. Entre deux éclats de rire, elle me répétait : « Tu sais que j’existe ? »

Ô, femme tutsi, toi qui mettais l’espace en joie, qu’es-tu devenue quand la folie du génocide vous a opposés à vos frères et sœurs hutus ? Tu t’es rappelée à mon bon souvenir quelques jours plus tard pendant une miction douloureuse. C’était ma première rencontre avec les gonocoques, ça ne s’oublie pas!

La vie en elle-même est comme un mur blanc. Nous sommes tous des artistes, nous le peignons, le taguons. L’un trempe ses pinceaux dans la tragédie, l’autre dans la joie. Cette liberté de création nous signe, nous raconte. Nous écrivons notre vie par nos actes.

 

Pendant que les gonocoques traçaient en silence leurs bactériens chemins vers mon sang, la femme sans prénom riait de mon amnésie nocturne. Elle ne fit aucune allusion à la cécité, pourtant elle me prit par la main pour rejoindre le marché, où elle choisit un boubou coloré avant de me saluer en riant et en répétant : « Tu sais que j’existe ? »

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À propos

Jean-Pierre Brouillaud

Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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